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"Si tu parles, ça peut flinguer ta carrière" : enquête sur l’omerta qui règne à l’hôpital

En études de médecine, certaines expériences marquent au fer rouge les étudiants. Léa se souvient parfaitement de l’une de ses premières opérations au bloc opératoire, dans le service de chirurgie orthopédique du CHU de Caen. C’était un jeudi matin, avec un "excellent chirurgien, très reconnu dans sa spécialité". Mais à peine présentée, la jeune femme déchante. "Il a commencé d’emblée, en me disant que j’avais un prénom d’esthéticienne", se souvient-elle. L’opération commence, et la violence s’installe. L’homme lui demande le nom d’un nerf au niveau de la jambe, qui lui échappe. "Il m’a alors hurlé dessus en me disant que je n’étais qu’une merde et que je ne réussirais jamais. Je sors un autre nom, et il me dit que c’est encore pire, que je suis ‘vraiment trop conne’. J’ai retenu mes larmes", raconte Léa. "Quand il l’a vu, il m’a hurlé d’aller pleurer dans les jupons de ma mère. C’était très violent, j’ai perdu toute confiance en moi".

Ses anecdotes, nombreuses, traduisent un malaise persistant à l’hôpital, où la hiérarchie bénéficie le plus souvent d’une totale impunité et où la loi du silence règne en maître sur les étudiants. Durant le même stage, l’externe a ainsi observé un chef qui avait pour habitude de "passer ses nerfs en hurlant sur les gens, traitant les étudiants d’incapables dès qu’ils osaient prendre la parole ou qu’ils se trompaient". Lors d’une autre opération au bloc, elle est également prise à partie par un second chirurgien, qui "faisait souvent des blagues déplacées". "Il fallait enfoncer un appareil dans le corps d’un patient, et devant tout le monde, il a dit : ‘Allez, bien dans le fond, comme avec Léa hier soir’. J’étais choquée, mais tous les médecins présents ont ri, tant ce type de propos est banalisé", expose-t-elle, dépitée.

Interrogé sur la question, le CHU de Caen indique se mobiliser "concrètement sur ce sujet majeur" du harcèlement, notamment via une "procédure interne simplifiée et anonyme, accessible à tous" mise en place en novembre 2023, une cellule de signalement et une campagne de communication "diffusée dans tout l’établissement". Mais alors que la parole sur le harcèlement moral, physique, sexiste et sexuel que subissent les étudiants en médecine se libère ces dernières semaines, notamment depuis les accusations du Pr Karine Lacombe visant l’urgentiste Patrick Pelloux, Léa évoque, elle, un cas "loin d’être isolé", et un harcèlement "systémique, violent et sous-estimé" dans de nombreux hôpitaux, passé sous silence par une majorité d’étudiants terrifiés "à l’idée de se faire black-lister". "Il y a évidemment des médecins plus bienveillants, mais ce type de comportement n’est ni anecdotique, ni exceptionnel", lâche-t-elle. Au point que la jeune femme a préféré abandonner son rêve d’une carrière d’hématologue à l’hôpital public pour devenir généraliste dans la région de Lyon.

Des chefs "irremplaçables"

Ce type de scène a été constaté ou vécu dans différents établissements, partout en France, par plusieurs dizaines d’internes, externes, infirmiers, sages-femmes ou médecins interrogés par L’Express. La plupart d’entre eux admettent avoir longuement hésité avant de témoigner, et l’immense majorité a préféré rester anonyme, par peur d’éventuels impacts sur leur carrière. "Il y a des stages qui se déroulent très bien, avec des chefs pédagogues et une bonne ambiance. Mais dès le début de nos études, on nous dit aussi que certains stages se passeront mal, avec des personnalités connues pour être problématiques, mais qui occupent aussi tel poste prestigieux, entretiennent telle relation… Si tu parles, ça peut flinguer ta carrière", résume Xavier Balmelle, secrétaire général de l’Intersyndicale nationale des internes.

Kahina Sadat, vice-présidente chargée de la qualité de vie étudiante au sein de l’Association nationale des étudiants en médecine de France évoque même un "système qui favorise le caractère irremplaçable de certains chefs", dans un contexte de pénurie de soignants à l’hôpital. "Même en cas d'accusations sérieuses, si on sort le professionnel de son poste, le service peut se retrouver en grosse difficulté. Des cadres choisissent de faire la sourde oreille pour éviter que le système de soin en pâtisse", regrette-t-elle. Selon une enquête menée par son association sur les violences sexistes et sexuelles, publiée en mars 2021, 39 % des étudiants en médecine interrogés indiquent ainsi avoir subi des remarques sexistes au cours de leur formation hospitalière, 30 % du harcèlement sexuel, et 5,2 % des "gestes déplacés" - dans l’immense majorité des cas, ces violences étaient perpétrées par des supérieurs hiérarchiques. Mais le signalement de ces actes reste très rare : pour les cas de harcèlement, par exemple, seuls 15,3 % des étudiants déclarent avoir rapporté ces comportements à une personne tierce. La plupart estiment "que cela ne sert à rien", n’en avoir "pas eu l’envie", n’avoir "pas su à qui s’adresser" ou encore "avoir eu peur des retombées" sur leurs carrières.

"Nous avons de nombreux exemples de pairs qui ont tenté de parler mais n’ont pas été écoutés : les écoles retournent la faute contre eux, leur demande de prendre sur eux… Et rien ne bouge", déplore Suzanne Nijdam, porte-parole de l’Association nationale des étudiants sages-femmes. Dans une enquête sur le bien-être des étudiants sages-femmes publiée en avril 2023 par l’association, 61 % des étudiants interrogés déclarent avoir connu de la maltraitance en stage, mais un tiers des sondés précisent n’avoir "pas ou peu été accompagnés par l’équipe pédagogique".

Un malaise ambiant dont les conséquences peuvent être dramatiques pour les futurs praticiens : en 2021, une enquête sur la santé mentale des étudiants en médecine, publiée conjointement par trois syndicats, révélait que 75 % des jeunes médecins interrogés présentaient des symptômes anxieux, 39 % des symptômes dépressifs et 67 % des syndromes d’épuisement professionnel. Parmi les facteurs de risque les plus cités, les auteurs de l’étude notaient "le temps de travail hebdomadaire en stage, l’humiliation, le harcèlement, les agressions sexuelles, ou encore les difficultés financières".

"Séances d’humiliation publique"

Les exemples recueillis par L’Express pourraient noircir des pages entières. A lui seul, Xavier Balmelle assure qu’il pourrait citer "au moins 15 personnes de [son] cercle proche ayant été victime de harcèlement durant leurs études" - sans compter les situations auxquelles il a assisté durant ses propres stages. Dans un hôpital de la région PACA, l’interne se souvient par exemple "de séances d’humiliation publique" lors des réunions de staff auxquelles il a participé : "Un grand professeur hurlait tellement sur ses équipes que certains médecins n’osaient plus venir en réunion. Par exemple, un interne qui présentait un cas s’était fait insulter devant tout le monde, avec des phrases du type : ‘Tu n’es qu’une merde, tes recherches sont merdiques, le seul avis qui compte est le mien’. Personne n’osait le remettre à sa place". Louis*, qui a obtenu sa thèse en 2014, reste marqué par cette cheffe de service d’un CHU d’Auvergne-Rhône-Alpes, qui "arrachait les fiches des internes si cela ne lui plaisait pas, les jetait une à une par terre et vous humiliait publiquement pendant plusieurs minutes".

Mélanie*, de son côté, n’a "pas pensé une seconde à prévenir la direction" lorsqu’un chef de service de l’Hôpital d’instruction des armées Laveran de Marseille lui a soufflé, alors qu’elle se changeait pour une opération : "En espérant que la prochaine fois, je te déshabille". "J’ai eu très peur, je me suis dit que ce type pouvait faire ce qu’il voulait de moi. Mais j’ai banalisé pour me protéger. Six ans après, je suis toujours choquée", décrit la jeune femme.

Même type de réflexions à l’hôpital européen Georges Pompidou, à Paris, où Louise*, alors externe, a été prise à partie par son professeur universitaire (PU-PH), l’un des postes les plus prestigieux à l’hôpital public. "Je parlais de mon chat, et il m’a dit : ‘Ce n’est pas ton chat qui nous intéresse, mais ta chatte’. C’est un homme qui publie, fait gagner de l’argent à son service, qui profite d’une sacralisation totale. Personne n’ose rien dire, et ces vieux PU-PH ne sont pas les seuls à être problématiques : il existe aussi des jeunes chefs qui posent problème, qui suivent cette fameuse 'culture carabine' [NDLR : du surnom "carabins" donné aux étudiants en médecine]", regrette-t-elle.

"Certains sont prêts à tout accepter"

Anna Boctor, pédiatre et vice-présidente du Syndicat des Jeunes médecins, confirme. À la faculté de médecine, elle raconte une compétition "extrêmement violente, voire cruelle" entre les étudiants : "Ça nous déshumanise totalement : chacun pense à sa carrière, au poste prestigieux qu’il pourra obtenir s’il se rapproche de tel chef, s’il imite ou rit aux blagues de tel autre, s’il se soumet aux personnalités toxiques qui dirigent tel service. Certains sont prêts à tout accepter". La pédiatre, elle, a dit "stop" lorsque sa cheffe de service, très reconnue dans sa spécialité au sein d’un grand hôpital parisien, lui a demandé d’accepter de ne pas avoir d’enfants pour obtenir un poste de cheffe de clinique. "Ça n’a choqué personne, mais moi j’ai trouvé ça fou. J’ai refusé, et deux semaines après, elle avait recruté quelqu’un d’autre. Parce que j’avais osé dire non, est devenue infecte avec moi, comme elle l’était avec les autres. Beaucoup de collègues pleuraient dans leurs bureaux, songeaient parfois à démissionner", se souvient-elle.

Contactés, les établissements concernés renvoient à leurs récents efforts pour endiguer ce type de violences, assurant être particulièrement attentifs à ces multiples situations de maltraitance : le service communication de l’Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) rappelle qu’une cellule, créée en 2021, permet de "recueillir, orienter et traiter les signalements" de violences, et peut être saisie par "tout professionnel de l’institution qui serait victime ou aurait connaissance de tels agissements". Depuis sa mise en place, 279 signalements ont été recueillis, dont 5 % concernent des situations à caractère sexuel et sexiste. La majorité recouvrent "des situations de conflits et de faits de harcèlement moral", indique l’AP-HP, qui admet "que ces faits sont très probablement sous-déclarés, notamment en raison de la peur de certaines victimes de signaler les violences qu’elles subissent". La parole semble doucement se libérer : en novembre dernier, une campagne de prévention engagée sur le sujet dans les hôpitaux parisiens aurait permis une "augmentation de 29 % du nombre de signalements effectués".

La Direction centrale du Service de santé des armées évoque, de son côté, la création de la cellule Themis en 2014, chargée notamment de recevoir les plaintes des victimes et de veiller à ce que "des suites disciplinaires soient données aux faits de violences", ainsi que la création "d’un réseau de référents 'mixité' présent au sein de [ses] établissements". Le ministre a mandaté l’inspection générale des armées pour qu’elle "diligente une mission sur l’ensemble des mesures de prévention, de protection des victimes et de sanctions des agresseurs", est-il ajouté.

"Toute puissance de la hiérarchie"

Pour tenter de comprendre le poids du silence qui entoure cette violence généralisée à l’hôpital, qui perdure malgré les efforts de certaines administrations, Emmanuelle Godeau, enseignante-chercheuse à l’Ecole des hautes études en santé publique, rappelle que l’esprit carabin s’est précisément fondé sur une culture et des usages communs "dans lesquels l’obscénité, la nudité, l’infériorisation des femmes, le triomphe viril et masculin et la toute-puissance de la hiérarchie sont centraux".

Quand Napoléon Bonaparte créé l’internat en 1802, l’anthropologue rappelle que ce corps d’élite est uniquement composé d’hommes. "Pour affronter la difficulté du métier, en salle de garde, ils buvaient, riaient, chantaient des chansons graveleuses… Cette culture est restée, avec une banalisation de gestes et de paroles aujourd’hui devenus insupportables et sanctionnables", estime-t-elle. Surtout, ces rites initiatiques transmis de génération en génération entretiennent, selon la chercheuse, "un esprit de corps" extrêmement fort chez les médecins hospitaliers : "Si on dénonce, on est identifié comme un faible. Il y a un formatage qui fait que vous ne serez pas soutenus par vos pairs, voire mis de côté, handicapé dans votre carrière".

Au-delà du simple "esprit carabin", nombreux sont ainsi les internes à dénoncer la fâcheuse tendance de l’institution à "couvrir" les personnalités toxiques au sein des services. À l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, Victoire* a fait l’amère expérience de ce "mur du silence". En stage dans l’un des services de l’hôpital, elle raconte des comportements "problématiques" de la part de certains chefs, qui auraient notamment tenu des propos racistes devant elle ou certaines de ses co-externes. "À deux reprises au cours de mon stage, l’un des chefs s’est exclamé : 'On ne fait pas de médecine africaine ici !', parce qu’il n’était pas content du travail des externes et des internes", assure-t-elle. La jeune femme déplore également l’utilisation, au cours de ce stage, "d’un accent étranger" par ce même chef en présence de personnes racisées, ou "d’un surnom raciste" donné à un membre de l’équipe médicale par un autre chirurgien. Lors d’un entretien avec les chefs de clinique, à la fin de son stage, Victoire et d’autres co-externes auraient tenté d’alerter sur ces faits. "On nous a répondu que ces comportements étaient bien connus, mais qu’ils ne pouvaient rien faire. C’était à nous d’écrire au doyen de la faculté de médecine, ce que personne n’a évidemment osé faire, par peur des conséquences sur nos stages", lâche-t-elle.

Valérie Auslender, médecin généraliste à Lille et auteure du livre Omerta à l’hôpital : le livre noir des maltraitances faites aux étudiants en santé (Michalon, 2017), n’est plus surprise d’entendre ce type de témoignages. Plus de sept ans après sa vaste alerte sur le sujet, elle déplore "une majorité des conflits au sein de l’hôpital qui se règlent en interne, avec une hiérarchie qui minore les violences, une absence de contre-pouvoir et une domination totale des apprenants par rapport aux étudiants, qui se retrouvent otages de ce système".

Selon Emmanuelle Godeau, ce corporatisme poussé à l’extrême est d’ailleurs favorisé par le Conseil de l’Ordre lui-même, qui aurait tendance à "mettre un couvercle sur la marmite en cas d’accusations de médecins". "Il existe un certain entre-soi, où on se couvre en visant les autres", regrette-t-elle. Mi-avril, neuf soignants ayant dénoncé le harcèlement moral de deux professeurs au CHU de Rennes ont été convoqués par le Conseil de l’ordre des médecins, à la suite d’une plainte déposée par les mis en cause pour "non-confraternité". Aucun des deux auteurs supposés n’a, en revanche, été convoqué devant l’organisme pour les accusations dont ils font l’objet. L’Ordre, de son côté, n’a pas répondu aux sollicitations de L’Express sur le sujet.

*Les prénoms ont été modifiés.

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