Tony Blair : Votre Leadership
La traduction en français du livre de l’ancien Premier ministre du Royaume-Uni Tony Blair intitulé On Leadership (2024) vient de paraître aux éditions Fayard. Sous-titré « Leçons pour le XXIe siècle », l’ouvrage comporte 40 leçons de leadership qui se destinent en priorité aux dirigeants politiques d’aujourd’hui – Tony Blair a fondé un institut ayant vocation à former ces derniers -, mais qui intéresseront aussi plus généralement le lecteur curieux de recevoir les enseignements de l’un des principaux chefs de gouvernement en Europe de la fin du XXe siècle et du début du XXIe. Un chef de gouvernement qui fut l’un des grands artisans du « New Labour » outre-Manche (soit « Nouveau Travaillisme » en français), partisan de la « troisième voie » entre capitalisme de marché libre et aspiration à la « justice sociale », et que l’on a souvent qualifié à juste titre de « pragmatique » : on se rappelle ainsi comment, lors d’un discours prononcé à l’Assemblée nationale en mars 1998, il avait déclaré : « La gestion de l’économie n’est ni de gauche, ni de droite : elle est bonne ou mauvaise »… Un monde séparait alors la gauche française dite « plurielle » (socialistes et communistes réunis) lorsque Jospin fut Premier ministre, et le travaillisme blairien, qui fut sinon véritablement libéral – loin de là même -, du moins largement réceptif à l’une des grandes leçons de l’histoire économique du XXe siècle : la supériorité du capitalisme libéral sur l’économie administrée.
L’une des questions centrales du livre de Tony Blair est : quels sont les principes d’une bonne gouvernance ? « Qu’est-ce qui est efficace et qu’est-ce qui ne l’est pas ? » (p. 15) Blair estime qu’il existe une véritable science de la gouvernance : une science non pas abstraite ou a priori, mais reposant sur des fondements empiriques. Là où quantité de socialistes en France ont coutume de répéter que la France n’est pas comparable aux autres pays, du fait de son « modèle social » que le monde entier nous envirait, Tony Blair considère pour sa part qu’un dirigeant doit faire preuve d’ouverture d’esprit et ne pas hésiter à s’inspirer s’il y a lieu de ce qui fonctionne ou ce qui a fonctionné ailleurs dans le monde.
Tony Blair continue de rejeter le socialisme
Tony Blair commence par dresser un constat : celui de la croissance ininterrompue de l’État au XXe siècle. « Les dépenses publiques représentaient à peine 12% du PIB (de la Grande-Bretagne) en 1900. (…) L’État assumant de plus en plus de missions et de responsabilités, ce chiffre a dépassé les 40% » (p. 14). Étant donné que les citoyens attendent de plus en plus de choses de la part de l’État, de l’assurance-santé à la retraite en passant par l’éducation, l’État est devenu aujourd’hui un « mastodonte écrasant, tentaculaire et intrusif » (p. 15). Selon Tony Blair, le dirigeant actuel doit donc tenir compte de cette évolution fondamentale du rapport entre les citoyens et l’État et doit inscrire son action en conséquence. On peut ajouter au propos de l’auteur le fait qu’un dirigeant réellement soucieux de la prospérité du plus grand nombre devrait précisément s’astreindre aussi à réduire le poids de l’État dans l’économie et dans nos vies, en circonscrivant son champ d’action au seul régalien (justice, police, armée). Un chapitre du livre est justement intitulé : « Votre premier devoir – assurer la sécurité des citoyens ». Il convient donc de réduire la place de l’État pour rendre son action plus efficace dans les limites légitimes de son pouvoir.
Un chapitre particulièrement important du livre nous paraît être celui consacré à l’État de droit (chapitre 14). Qu’est-ce qu’un État de droit ? C’est, écrit l’auteur, « un système juridique non corrompu qui fonctionne selon des principes objectifs, où des juristes expérimentés examinent les preuves, recherchent la vérité et prennent des décisions en fonction de ce qu’ils estiment juste. En d’autres termes, un système judiciaire qui se veut équitable » (p. 149). L’auteur donne l’exemple d’un entrepreneur dans un pays développé où l’État de droit garantit le respect des contrats privés, et d’un entrepreneur vivant dans un pays en développement, marqué par un haut niveau de corruption. Dans le second cas, l’énergie déployée par le créateur d’entreprise sera entièrement tournée vers la meilleure manière pour lui d’éluder les embûches érigées par le pouvoir politique en place (p. 151). Il n’y a donc pas d’entreprenariat, pas d’investissements et pas d’innovation durables et même possibles sans un État de droit suffisamment robuste. À condition bien sûr que le pouvoir judiciaire ne soit pas politisé, ce qui peut arriver dans les sociétés où une stricte étanchéité entre le politique et le judiciaire n’est pas suffisamment observée.
On soulignera aussi l’intérêt du chapitre suivant du livre : « Le fléau de l’idéologie ». Adepte d’un social-libéralisme, Tony Blair continue de rejeter le socialisme en tant qu’idéologie fondée l’économie administrée, l’hostilité au marché et la méfiance à l’égard de la libre concurrence. Ce qui ne signifie pas l’abandon de tout idéal (p. 160), comme accompagner le changement dans un sens souhaitable plutôt que le freiner en tant que tel, ou encore œuvrer sincèrement en tant que dirigeant au profit du plus grand nombre. De ce point de vue, l’idéologie peut être considérée comme un obstacle empêchant d’atteindre les idéaux que l’on s’était proposé de poursuivre, dans la mesure où elle encadre l’action autant que l’analyse dans un schéma des plus rigides qui ne tient aucun compte des données concrètes de la situation. Une leçon que seraient bien avisés de méditer non seulement les socialistes qui s’accrochent aux vieilles recettes keynésiennes dont l’histoire a pourtant prouvé depuis longtemps qu’elles ne fonctionnent pas, mais aussi les populistes de notre temps, souvent portés à restaurer ou renforcer les barrières tarifaires à l’importation, croyant ainsi à tort aller dans le sens des intérêts de la nation.
Est-ce vraiment le rôle d’un dirigeant politique que d’accompagner la transformation de nos économies
Autre point central du livre : le constat que nous vivons une révolution technologique probablement sans précédent, celle notamment de l’intelligence artificielle générative, qui aura des conséquences profondes et durables pour chaque secteur de l’économie. Tony Blair estime que le dirigeant du XXIe siècle doit être à la hauteur de la situation et accompagner le changement, plutôt que de laisser le changement se faire de lui-même sans chercher à intervenir. Il écrit ainsi : « La révolution technologique aujourd’hui à l’œuvre réclame une reconsidération de cette stricte séparation entre l’État et le marché » (p. 87). Évoquant par exemple la manière dont les Émirats arabes unis sont parmi les plus avancés dans le domaine de l’IA du fait de choix stratégiques opérés par eux il y a quelque dix ans, il considère que ces innovations « n’auraient pu voir le jour si les gouvernements avaient manqué de la capacité et du leadership nécessaires à l’élaboration d’une vision prospective » (p. 57). Or est-ce vraiment le rôle d’un dirigeant politique que d’accompagner la transformation de nos économies par des mutations économiques aussi profondes, venues non du pouvoir politique mais de la société civile ? Si l’on peut certes s’inquiéter à juste titre de possibles dérives dans l’utilisation de l’IA, reste qu’un dirigeant moderne devrait peut-être avant tout faire montre de l’efficacité la plus complète possible dans le domaine du régalien comme nous le disions, et laisser aux entrepreneurs et la prérogative de l’innovation en économie. Contrairement donc à ce que Tony Blair déclare, la séparation entre marché et État reste des plus nécessaires à notre époque. Sans quoi d’ailleurs, un pays tomberait inexorablement dans le « capitalisme de connivence ».
L’article Tony Blair : Votre Leadership est apparu en premier sur Contrepoints.