Livres : Joris-Karl Huysmans, le Houellebecq du XIXe siècle ?
On réduit souvent Soumission (2015) de Houellebecq à une satire politique. Cet étrange roman vendu en France à 1 million d’exemplaires (grand format et poche cumulés) est aussi (surtout ?) un essai sur Huysmans. Le narrateur est un universitaire dépressif, auteur par le passé d’une thèse de doctorat intitulée Joris-Karl Huysmans ou la sortie du tunnel. Quand il ne relit pas En ménage (son Huysmans préféré), il digresse sur l’évolution religieuse de son écrivain favori, se rendant même à l’abbaye de Ligugé. Dans la dernière partie du roman, on lui propose carrément de s’occuper d’une édition de Huysmans en Pléiade – dans la réalité, Huysmans entrera dans la célèbre collection en 2019. Un siècle après sa mort, son cadavre bouge encore : preuve en est faite avec Huysmans vivant, une passionnante biographie de 700 pages qu’Agnès Michaux vient de publier.
Né en 1848 juste avant la chute de Louis-Philippe, Huysmans incarne très tôt la figure du vieux garçon confit dans ses habitudes. A défaut d’être informaticien à l’Assemblée nationale, comme Houellebecq, il sera fonctionnaire au ministère de l’Intérieur de 1866 à 1898. En privé, collectionnant les aventures quand sa libido capricieuse le lui permet, il connaîtra une histoire fixe, avec Anna Meunier. Cette dernière, mère de deux enfants, le visite exclusivement le week-end, pour lui faire l’amour et la cuisine – d’où la blague récurrente de Houellebecq, dans Soumission, sur les "femmes pot-au-feu".
Bien avant l’auteur de Plateforme, Huysmans s’illustre dans le naturalisme, tendance Zola. S’il fréquente ses aînés, il n’est pas toujours tendre envers eux. Ainsi, après avoir rencontré Flaubert, il écrit à un ami : "Quand ce grand écrivain ne tient pas la plume, il est imbécile comme un charcutier." En 1884, le rond-de-cuir change de style avec A rebours. Le personnage de des Esseintes, aristo antimoderne baudelairien, fascinera tous les dandies ou prétendus tels, d’Oscar Wilde à aujourd’hui. Huysmans se lie avec des gens qui lui ressemblent plus que son ex-mentor Zola, d’Odilon Redon à Barbey d’Aurevilly ("le plus étonnant causeur de ce temps"). Tout en se rendant au bureau, cet éternel insatisfait explore d’autres mondes : l’ésotérisme, l’occultisme, et même le satanisme, ce qui le conduit à Là-bas (1891).
A 44 ans, il est touché par la grâce : converti au catholicisme, il fréquente le très mondain abbé Mugnier, fait des retraites à la Trappe et Saint-Wandrille, s’installe un temps à Ligugé. Ses trois derniers romans (En route en 1895, La Cathédrale en 1898 et L’Oblat en 1903) sont tous imprégnés de son mysticisme. Ayant tourné le dos aux "clowneries sensuelles", Huysmans s’estime "encore trop homme de lettres pour faire un moine et cependant déjà trop moine pour rester parmi les gens de lettres". "Le bonheur consiste sans nul doute à être enfermé dans un lieu bien clos où une chapelle est toujours ouverte", écrit-il encore. En 2019, certains avaient voulu voir dans la dernière page de Sérotonine de Houellebecq un retour à la foi, que les années suivantes n’ont pas confirmé. Le parcours intellectuel et spirituel de Huysmans rappelle les trois stades de Kierkegaard (esthétique, éthique et religieux). Bloqué au mieux au deuxième stade, voire au premier, Houellebecq sera allé moins loin dans l’expérience intérieure que la figure tutélaire de Soumission.
Pourquoi prendre le temps de replonger avec Agnès Michaux dans la vie d’un écrivain élitiste et ronchon ? Parce qu’elle nous la rend sensible, palpable. Ne cédant pas à un triste tic de notre époque, elle ne se met pas complaisamment en scène en train d’enquêter. S’appuyant sur une riche documentation et une excellente connaissance de la période, elle décrit très bien les états d’âme de Huysmans, et les lieux dans lesquels il a traîné son spleen.
Rappelons pour terminer que Huysmans fut le premier président du prix Goncourt. Il connaissait mieux que quiconque ses contemporains. Ce qui nous vaut beaucoup d’anecdotes savoureuses sur ses copinages et ses fâcheries avec les plumitifs et les génies de son temps. Il y a des pages cocasses sur sa brouille avec Léon Bloy, son ancien ami en qui il voit ensuite un "sombre mufle". Plus touchante est son affection pour Verlaine, lui aussi revenu au christianisme et condamné à la dèche. Huysmans est mort à 59 ans convaincu du "néant" de l’art et de "la parfaite vanité de ce qu’on nomme la notoriété". Cette biographie démontre à l’inverse que sa postérité demeure tangible.
Huysmans vivant par Agnès Michaux. Le Cherche Midi, 696 p., 25 €.