"Entre la bulle IA et les cryptos, les Etats-Unis deviennent un pari risqué" : l’alerte du PDG de Saxo Bank
Le cours de Bourse des stars de l’IA affole les observateurs. Celui du Bitcoin pique du nez. Sur les marchés, la transition de 2025 à 2026 est tumultueuse. D’autant que la menace russe ne s’est en rien atténuée et que l’élection de Donald Trump a chahuté d’anciennes alliances. Cofondateur et PDG de la banque danoise spécialiste de l’investissement et du trading en ligne Saxo Bank, Kim Fournais livre en exclusivité son analyse à L’Express et pointe les motifs d’espoir en Europe. Si l’UE se ressaisit, assure-t-il, "elle peut devenir une puissance florissante".
L’Express : Comment la culture de l’investissement a-t-elle évolué ? Les nouvelles générations ont-elles une approche différente ?
Kim Fournais : De nombreux facteurs encouragent la culture de l’investissement, mais certaines personnes se sentent encore mal à l’aise lorsqu’elles le font. Elles pensent qu’il est mal de spéculer, alors qu’elles ont au contraire des raisons d’être fières d’investir. Elles aident, ce faisant, les entreprises à obtenir des financements afin qu’elles puissent créer des emplois, résoudre des problèmes et payer des impôts. C’est très positif.
Je m’inquiète en revanche de l’essor de ces combines pour "devenir riche rapidement", où des personnes tentent de faire croire que l’on peut quitter son emploi si on achète des cryptomonnaies. Ce n’est pas la bonne façon d’investir. Il est important que les acteurs sérieux contribuent à éduquer et à aider les gens à créer des portefeuilles bien diversifiés. La diversification est essentielle pour atténuer les risques. Les élèves des écoles publiques ne reçoivent aucune éducation sur la manière de gérer leur situation financière. Comment éviter de s’endetter trop. Comment investir. Comment commencer tôt. Pourquoi c’est important.
Y a-t-il une bulle crypto ?
Le marché des cryptomonnaies est fortement manipulé, car il n’est pas réglementé. Beaucoup de gens se livrent à des opérations de "pumping and dumping". Bon nombre de ces cryptomonnaies sont des inventions sorties de nulle part, sans valeur réelle. Cela ressemble un peu à la bulle des tulipes aux Pays-Bas dans les années 1600. La psychologie derrière les cryptomonnaies est similaire. Je ne sais pas si cela se terminera de la même manière. Mais une baisse de 35 % en deux mois, c’est significatif. Je n’ai rien contre les cryptomonnaies en soi. Je comprends pourquoi certaines personnes s’y intéressent beaucoup et souhaitent en acheter. Nous proposons d’ailleurs divers produits liés aux cryptomonnaies chez Saxo Banque. Je dis simplement qu’il faut rester prudent et diversifier ses placements. Il ne faut pas quitter son emploi et tout investir dans les cryptomonnaies. Je pense également que nous devons avoir une discussion plus éclairée à ce sujet et que les régulateurs doivent se pencher davantage sur la question. Ces combines pour "devenir riche rapidement" sont vraiment néfastes. Investir est une démarche à long terme. Il faut réfléchir mûrement, équilibrer ses risques et ses besoins, comprendre quels sont ses objectifs de vie, quel est son horizon temporel, quel type de risque on est prêt à prendre, etc. Lorsque les connaissances financières proviennent d’influenceurs qui vous promettent de gagner beaucoup d’argent rapidement, c’est tout simplement mauvais.
Il existe une forte résistance au système financier établi et nous voyons de plus en plus de personnes se tourner vers les cryptomonnaies plutôt que vers les produits financiers traditionnels. Cela montre que nous n’avons pas suffisamment expliqué aux gens pourquoi il est si important d’investir, d’avoir des entreprises privées florissantes et qu’on ne peut avoir d’Etat providence que si des entreprises payent leurs taxes et emploient des gens.
Avons-nous une vision claire des cas où la technologie blockchain s’avère utile et fiable ?
D’une certaine manière, la blockchain était une solution à un problème qui n’était pas entièrement identifié. Beaucoup de choses que l’on peut faire sur une blockchain peuvent également être réalisées sans blockchain. Ceci étant dit, nous devons revoir beaucoup de choses en Europe. Et il est parfois plus facile de repartir de zéro sur le plan technique pour y arriver. Nous devrions donc peut-être adopter l’euro numérique. Utiliser la technologie blockchain pour le trading des actions européennes. Les technologies existent et pourraient réduire les coûts et la complexité.
Quel sera l’impact de l’IA sur l’économie ?
L’IA représente une opportunité unique pour nous tous. Elle améliore pratiquement tous les processus : codage, traduction, création de contenu, expérience utilisateur, etc. Elle permettra d’augmenter la productivité. Je suis en total désaccord avec ceux qui prétendent qu’il n’est plus nécessaire de s’instruire, qu’il suffit de demander à l’IA. Au contraire, nous devons utiliser l’IA avec un œil très critique, être capables de remettre en question ses réponses. Car les IA telles que ChatGPT mentent, font des erreurs tout le temps. Il y a actuellement beaucoup d’engouement autour des centres de données IA. Mais je pense que la véritable histoire de l’IA réside dans la manière dont nous l’appliquons à notre vie quotidienne et à nos entreprises. Il n’y a aucune raison pour que l’Europe et les entreprises européennes ne puissent pas appliquer l’IA beaucoup mieux que les Américains et les Chinois. Ces grands modèles de langage continueront d’évoluer. Je ne pense pas que Nvidia restera le seul acteur dans le domaine des puces IA, il y en aura d’autres et il y aura certainement des choses que nous pourrons faire en Europe.
En dépit des perspectives que l’IA ouvre, y a-t-il un risque de bulle spéculative autour de cette technologie ?
Bien sûr, car les valorisations sont très, très élevées et il y a un engouement considérable autour de ce sujet. De nombreuses entreprises investissent dans la capacité des centres de données et dans des puces plus rapides. Pour justifier cela, une augmentation substantielle de la productivité doit suivre, et ce rapidement. Soyons réalistes, le marché de l’IA va probablement se recalibrer à un moment donné. Va-t-il s’agir d’un krach important ? Je ne sais pas. Mais le risque d’un krach important existe, oui. Combien de temps durera-t-il et qui en sortira gagnant ? Nous avons déjà vu cela par le passé. Après l’éclatement de la bulle Internet, il y a eu beaucoup de victimes, mais aussi quelques gagnants. Nous ne savons donc pas avec certitude qui en tirera profit et qui sera perdant. Mais cela rappelle une fois de plus l’importance de la diversification.
L’euphorie autour de l’IA masque-t-elle certains problèmes de l’économie américaine ?
Si tant de gens achètent des actions américaines, c’est que c’est là que l’action se passe, que se trouvent toutes les grandes entreprises IA et les "Sept Magnifiques". Mais les États-Unis sont aussi une économie fondée sur la dette, et celle-ci explose dans ce pays. La polarisation aux États-Unis est également plus importante que dans la plupart des autres pays : les pauvres sont devenus plus pauvres et les riches sont devenus incroyablement plus riches. Les Sept Magnifiques ont très bien réussi, mais si l’on regarde plus largement le pays, le tableau est complètement différent. Tout le monde n’a pas mieux réussi. On commence à voir l’impact négatif des taxes que représentent les droits de douane. Taxer ne favorise pas la croissance. On peut gagner à court terme, mais par la suite les gens éviteront de travailler avec les États-Unis. Je pense donc que les problèmes de ce pays sont beaucoup plus profonds et qu’ils ont été alimentés par la dette. Et si la bulle de l’IA éclate, cela aura des répercussions très importantes, car des milliers de milliards de dollars y sont investis. C’est un pari risqué. Et les cryptomonnaies en sont un deuxième, car Trump les a frénétiquement soutenues. Pour moi, les Etats-Unis deviennent un pari risqué. Ils sont très polarisés, ils ont une dette très importante. Les conflits internes sont immenses.
L’Union européenne doit-elle accélérer sur l’intégration, en particulier sur son projet d’Union de l’épargne et des investissements ?
Absolument. Nous n’apprécions pas que Trump nous impose des droits de douane, mais le fait que nous ayons 27 ensembles de règles fait perdre à l’Europe des milliers de milliards d’euros pour rien. Nous gaspillons de l’argent en nous compliquant la vie inutilement. Les États-Unis ont quelques bourses et quelques chambres de compensation. Nous en avons plus de 30. La réglementation MiFID a été adoptée de manière très différente entre chaque État membre. Une étude récente a montré que cette fragmentation européenne équivaut à un droit de douane de 40 % que nous nous imposons à nous-mêmes. Imaginez ce que cet argent pourrait apporter aux entreprises, aux particuliers, aux sociétés, pour créer une Europe beaucoup plus dynamique. L’Europe n’a pas de problème d’argent, l’argent est là. La question est de savoir si le leadership et la volonté sont là, car l’Europe dispose d’un grand potentiel d’innovation. Si nous trouvons un terrain d’entente, l’Europe peut devenir une puissance florissante. Et il est important d’agir maintenant, car il y a clairement des défis géopolitiques majeurs. Nous avons besoin de plus de croissance, de plus d’emplois, de plus d’innovation. Nous devons être indépendants en matière d’énergie et de défense. Le premier ministre polonais Donald Tusk l’a très bien dit : "Comment se fait-il que 500 millions d’Européens demandent à 300 millions d’Américains de les défendre contre 140 millions de Russes ?" Nous devons nous défendre nous-même. Nous avons longtemps compté sur les États-Unis, ce qui, honnêtement, n’était pas juste. Nous avons besoin de dirigeants capables d’aller au-delà de leur propre circonscription et de leur région. Il ne s’agit pas d’être réélu. Il s’agit de la stabilité à long terme de l’Europe et de notre mode de vie à tous ici. Un style de vie où nous pouvons exprimer relativement librement nos opinions, où nous ménageons de la place à chacun. L’Europe doit s’occuper de ses propres problèmes plutôt que de faire la leçon au reste du monde.
Au-delà de l’IA, quelles sont les grandes tendances qui marqueront 2026 ?
J’en vois trois, en plus de l’IA. La première est l’innovation médicale. Elle fait de grands progrès. L’autre est bien sûr la défense. La troisième tendance est que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’énergie est désormais une technologie, elle n’est plus seulement une matière première. Grâce à l’énergie solaire et éolienne, vous pouvez produire de l’énergie et la stocker dans une batterie. Cela signifie que l’énergie est désormais une technologie. Mais en Europe, nous sommes lents à nous y adapter et nous dépendons toujours de sources d’énergie externes. Ces technologies sont accessibles à tous. Et bien sûr, il y a une certaine résistance. Personne ne veut avoir une éolienne dans son jardin. Mais quelle est l’alternative ? Acheter du pétrole et du gaz à Poutine et l’aider à financer sa guerre ? Nous devons nous ressaisir.