Ces trois Amériques prêtes à se liguer contre Trump : la thèse de Jedediah Britton-Purdy
Depuis son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump continue de diviser profondément l’opinion publique américaine. On pourrait croire le pays divisé en deux blocs irréconciliables : les pros et les anti-Trump, deux camps que tout opposerait. Une lecture binaire assez éloignée de la réalité selon Jedediah Britton-Purdy (Université de Duke) et David Pozen (Columbia). Dans un article remarqué publié dans la Boston Review, les deux professeurs de droit ont tenté de cartographier les différentes interprétations qui prédominent dans la société américaine. Selon eux, la présidence Trump a trois visages aux yeux des Américains, selon les sensibilités. Certains y voient un changement bienvenu de régime constitutionnel, d’autres au contraire dénoncent une crise autoritaire. Pour la dernière catégorie, il s’agit simplement d’une forme de continuité.
A L’Express, Jedediah Britton-Purdy détaille ainsi ces trois interprétations concurrentes qui, souligne-t-il, comportent toutes "une part de vérité". Loin de se confondre à première vue, certaines d’entre elles auraient toutefois tendance à se rejoindre depuis le début du second mandat de Donald Trump. De quoi jeter les bases d’un contre-programme politique qui pourrait rassembler bien au-delà du camp démocrate.
L’Express : Depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, nombre de commentateurs butent sur cette question : comment qualifier le moment politique que vit l’Amérique ? Vous avez tenté de cartographier l’opinion publique à ce sujet. Qu’en est-il ressorti ?
Jedediah Britton-Purdy : Nous avons identifié trois interprétations concurrentes. La première est celle de la "crise autoritaire", à savoir l’idée que ce que fait l’administration Trump est une attaque contre l’ordre constitutionnel américain et une menace pour la démocratie libérale. Selon ce récit, nous serions ainsi face à un cas de montée de l’autoritarisme et de recul démocratique tel que cela a pu se produire dans des pays comme la Hongrie, l’Inde ou encore la Turquie. C’est cette lecture qui prévaut, par exemple, au sein des médias traditionnels comme The Atlantic ou la rubrique "Opinion" du New York Times.
Mais il existe aussi une deuxième interprétation, relativement majoritaire à gauche et dans le camp libertarien, que nous appelons faute de mieux "plus de la même chose" ("more of the same"). En clair, il s’agit de l’idée que si ce que fait l’administration Trump est mauvais, ça n’est pas vraiment nouveau. A leurs yeux, ceux qui penchent pour l’idée de la "crise autoritaire" font preuve d’une certaine complaisance libérale ou d’une myopie concernant la manière dont les choses se sont passées dans le pays depuis longtemps - la concentration du pouvoir au sein de la présidence étant selon eux un processus de long terme qui s’est produit sous les républicains comme sous les démocrates. L’administration Trump aurait ainsi simplement intensifié des problèmes préexistants.
Qu’en est-il de la troisième interprétation ?
C’est celle du "changement de régime constitutionnel", surtout portée par l’administration Trump elle-même et les commentateurs conservateurs qui lui sont favorables. Pour eux, la présidence Trump représente un changement non seulement fondamental et légitime, mais aussi pas complètement nouveau : comme à l’époque du New Deal, la nouvelle administration tente de remodeler l’équilibre des pouvoirs au sein de l’Etat et la société. Ce qui, quoi qu’on en pense, correspond à ses promesses électorales visant à réduire les effectifs fédéraux, restaurer la religion dans la sphère publique, ou encore freiner l’immigration.
Selon vous, chacune de ces trois interprétations comporte une part de vérité…
Oui. La position de la "crise autoritaire", par exemple, repose sur des inquiétudes fondées quant à la menace que représente la présidence Trump pour les valeurs libérales et démocratiques : absence de procédure régulière dans l’application des lois sur l’immigration, attaques contre les universités, les médias ainsi que d’autres institutions indépendantes, ou encore concentration du pouvoir par la présidence. Mais il est aussi incontestable, comme le soutient la position "plus de la même chose", que des problèmes très sérieux de responsabilité démocratique et de concentration du pouvoir par la présidence existent depuis des décennies. Enfin, il est également vrai que, pour le meilleur et pour le pire, les évolutions constitutionnelles aux Etats-Unis passent par des épisodes de perturbation politique, comme c’est le cas aujourd’hui.
Ces trois interprétations se seraient, dites-vous, cristallisées durant le premier mandat de Donald Trump. Près de dix ans plus tard, comment expliquez-vous que le débat reste aussi ouvert et indécis ?
Lors du premier mandat de Donald Trump, beaucoup pensaient qu’il impulserait de véritables changements. Il est certain qu’au cours de ces quatre ans, celui-ci a violé de nombreuses normes de conduite - d’où l’apparition de ces différentes interprétations. Mais à plusieurs égards, ce mandat s’est révélé trop inefficace pour donner beaucoup de poids à la première ou la troisième interprétation – toutes deux postulant que la présidence Trump est synonyme de changement profond. La différence étant qu’aujourd’hui, la situation est beaucoup plus grave qu’elle ne l’était en 2016, et les changements en cours plus profonds. D’où l’intensification de ces trois lectures avec le retour de Trump à la Maison-Blanche.
Pourquoi aucune de ces interprétations ne parvient-elle à convaincre durablement une majorité d’Américains ?
La polarisation de la politique américaine est extraordinairement élevée. Dans ce climat, il est très difficile pour les individus d’évoluer par rapport à leur position de départ. Cela étant dit, il existe un motif d’espoir : d’après les sondages, Donald Trump ne semble pas bénéficier d’un fort soutien de l’opinion publique quant à certaines de ses mesures les plus extrêmes, telle l’expulsion des étrangers sans procédure ou les attaques contre les universités. Ce qui, à certains égards, vaut même parmi les conservateurs. Ainsi, il est tout à fait possible qu’une fraction des tenants de la thèse du "changement de régime constitutionnel" migrent peu à peu vers celle d’une dérive autoritaire de la présidence Trump. Il ne faudrait pas grand-chose pour que l’une des interprétations devienne dominante.
Si elle était franchie, quelle ligne rouge pourrait changer la donne ?
En réalité, lorsque le président ordonne la poursuite de ses opposants politiques et le renvoi des procureurs fédéraux qui refusent d’obtempérer, nous avons déjà dépassé un cap. Beaucoup de lignes rouges ont déjà été franchies et continuent de l’être. Ce qui, à force, pourrait bien donner davantage de crédit à la première grille d’interprétation – la "crise autoritaire". Mais tant que nous avons des élections, une opposition politique vigoureuse et que nous continuons à avoir des institutions indépendantes – bien que sous pression – les trois récits devraient rester très présents. Pour être franc, lorsque nous avons commencé à travailler sur ce sujet, mon coauteur et moi-même pensions que nous pourrions en définitive trancher entre les trois interprétations pour donner une réponse claire à la question de savoir ce que nous vivons sous Trump. Mais cela s’est avéré plus difficile que prévu. Car la nature même de la présidence Trump réside dans le fait que chacune de ces interprétations est en partie vraie.
Selon que l’on adhère à l’interprétation de la "crise autoritaire" ou à celle du "plus de la même chose", les opposants à Donald Trump s’orientent vers des stratégies politiques radicalement différentes. Où se situe la ligne de fracture ?
Chacune de ces positions est effectivement associée à une stratégie politique distincte, notamment dans la façon dont les campagnes ont pu être menées et dans la façon dont les spécialistes réfléchissent à la façon de réagir à la présidence Trump. Dans le premier cas, celui qui voit là une "crise autoritaire", la stratégie consiste à créer une large coalition des modérés démocrates aux républicains modérés pour défendre les institutions et préserver les caractéristiques libérales essentielles du système. C’est ce qu’a fait par exemple Kamala Harris en 2024, lorsqu’elle a fait campagne avec la députée conservatrice anti-Trump Liz Cheney, fille de l’ancien vice-président Dick Cheney.
A l’inverse, la position "plus de la même chose" affirme que, parce que les pathologies et les crises sont enracinées dans la concentration de la richesse et du pouvoir entre les mains des plus riches et des entreprises, il faut une politique beaucoup plus radicale. En clair, pour la gauche radicale, on ne peut pas fonder de stratégie sur le système existant – par exemple les tribunaux, la Cour suprême… - parce que c’est précisément celui qui nous a conduits au retour de Donald Trump. C’est cette position qui prévaut par exemple chez Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez ou encore Zohran Mamdani.
Toutefois, s’il existait une divergence assez nette entre ces deux positions lors du premier mandat voire, au début du second, celle-ci semble s’amenuiser. Il est de plus en plus rare de trouver des personnes très à gauche qui ne pensent pas qu’il existe une crise autoritaire, en plus d’un grave problème constitutionnel.
Comment ces deux lectures pourraient-elles se rejoindre en termes de stratégie ?
Ces deux visions pourraient s’accorder autour d’un programme mêlant défense affirmée de la démocratie libérale et populisme économique. Les électeurs ne se rallieront pas à de vagues slogans sur la démocratie. Ils sont trop aliénés et déçus par le système actuel pour s’en remettre simplement à cela. Toutefois, si ces opposants parvenaient à combiner une orientation plus radicale et porteuse d’espoir, tout en maintenant les principes fondamentaux de la démocratie libérale, une solide opposition à Donald Trump pourrait prendre l’avantage. En d’autres termes : il s’agirait d’une synthèse entre la première et la deuxième position. Mais il existe aussi un monde où la troisième position rejoindrait les deux premières…
Comment cela ?
Il est possible d’être conservateur sur de nombreux sujets tels que l’immigration, la discrimination positive, l’orientation culturelle des universités, et d’être néanmoins attaché aux principes fondamentaux de l’Etat de droit. Ainsi, lorsque certaines personnes ne se détournent pas complètement de Trump, mais marquent leur désaccord avec certaines de ses mesures les plus extrêmes évoquées plus tôt, cela ouvre un espace dans lequel des formes de coalition peuvent émerger. Pas forcément des coalitions électorales, mais au moins des coalitions entre représentants, entre responsables, entre médias, au sein de la classe politique.
Deuxième point : si la rhétorique de l’administration Trump est anti-oligarchique, sa posture, elle, reste assez oligarchique. Or beaucoup d’Américains ont voté pour Trump parce qu’ils pensent que le système ne fonctionne pas. Tous ces électeurs ne resteront pas fidèles aux républicains ou au trumpisme si la posture reste oligarchique. On en arrive donc à la possibilité qu’un populisme progressiste plus fort puisse attirer des personnes venues de l’autre camp, y compris du populisme de droite. Je ne dis pas que ce sera facile. D’ailleurs, il y avait beaucoup plus de possibilités en 2016 qu’aujourd’hui de transformer le mécontentement sur lequel Trump s’appuyait en une force politique progressiste. Mais cette possibilité demeure.