Aya Nakamura chantant Piaf aux JO : quand les conservateurs fantasment nos icônes

"Oh, Djadja/Y a pas moyen, Djadja/J’suis pas ta catin, Djadja, genre, en catchana baby, tu dead ça…" Depuis que L’Express a révélé que l’auteure de ces paroles, la chanteuse Aya Nakamura, serait pressentie pour interpréter du Edith Piaf lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris, certains commentateurs ont eu beau jeu de dénoncer la vacuité de sa prose, et son illégitimité à représenter la France à l’international. Dans le flot de critiques, un argument d’autorité s’est détaché, et il n’a rien d’un hymne à l’amour. Il consiste à pointer (plus ou moins subtilement) le gouffre entre l’œuvre de "la môme Piaf" et le style de l’artiste féminine actuellement la plus écoutée en France sur Spotify.

Dans un tweet, le polémiste Jean Messiha commentait ainsi une vidéo montrant l’interprète de Djadja sur scène par un sobre (mais éloquent) "je vous présente Edith Piaf". Dans le même registre, le député Rassemblement national Julien Odoul, invité des Grandes Gueules, sur RMC, s’est carrément dit "terrifié pour l’image de la France et la langue française". "Mme Aya Nakamura est l’antithèse de la chanson française !" a-t-il avancé, ajoutant : "Elle va saccager une merveille comme Edith Piaf." Dans son émission, le présentateur de Sud Radio André Bercoff a également fait valoir : "L’Hymne à l’amour est devenu l’hymne à Djadja ! Extraordinaire, qu’on veuille absolument faire du métissage !"

"C’est d’la faute à tes yeux"

Pour qui ne connaît pas le pedigree de l’interprète de Pookie, la circonspection peut s’entendre. On peut en effet relever le simplisme, voire la vulgarité de ses textes ; son style musical, aussi, truffé d’Auto-Tune (un programme informatique qui corrige la voix), comme l’a remarqué l’acteur Mathieu Kassovitz sur RMC. On peut même s’étonner d’un tel choix au regard de la condamnation de la chanteuse à 10 000 euros d’amende pour "violences réciproques", en 2023, ou encore de son passage sur France 2, lors de la soirée du Téléthon, où elle avait remercié son public pour son soutien en oubliant d’évoquer la cause des maladies génétiques rares.

Mais Edith Piaf, que certains voudraient aujourd’hui ériger en contre-modèle, n’était-elle pas alcoolique, addict aux médicaments et proche des milieux du banditisme (au point d’avoir été longuement interrogée par la police judiciaire, qui suspectait certains hommes de son entourage d’avoir été impliqués dans le meurtre de celui qui l’avait découverte, Louis Leplée) ? Quant à la grammaire approximative de ses chansons – certains titres en sont la preuve, tel C’est d’la faute à tes yeux –, cela ne l’a pas empêchée de connaître un succès national et international, au point que certains appellent régulièrement à la panthéoniser. Cité par France Culture en 2015, Serge Hureau, chanteur, metteur en scène et directeur du Hall de la chanson, à Paris, racontait d’ailleurs : "Lorsqu’on regarde une lettre de Piaf à 25 ans, ce n’est pas une faute d’orthographe par ligne, c’est à tous les mots… Et, à la fin de sa vie, très courte, elle emploie des imparfaits du subjonctif. On l’entend dans les chansons : elle mélange des formules pour montrer qu’elle connaît les mots, et beaucoup d’expressions populaires, comme des sortes d’exclamations." Aujourd’hui, Aya Nakamura est, quoi que l’on en pense, l’artiste française la plus populaire à l’étranger.

"L’assimilation, c’est de rire devant Louis de Funès"

Cette façon d’idéaliser le passé n’a rien d’une réaction isolée face au poids de l’enjeu (représenter la France à l’international). Elle tient davantage d’un schéma récurrent, venant de la sphère conservatrice, lorsqu’il s’agit de défendre une parole politique. En mars 2022, le fondateur du parti Reconquête, Eric Zemmour, donnait lors de son meeting au Trocadéro une définition de l’un de ses totems fétiches : "L’assimilation, c’est de rire devant Louis de Funès, Jean Dujardin ou Depardieu. C’est pleurer en écoutant Jacques Brel."

Louis de Funès n’a pourtant pas toujours été perçu comme un symbole de rayonnement de la culture française. Le critique Jean-Louis Bory, par exemple, n’avait pas de mots assez durs pour qualifier ses films : "On dit qu’ils sont hilarants. Comme les gaz. Et [on les] projette, comme il est naturel, dans des chambres à gaz camouflées en salles de cinéma : les gens n’y voient que du feu et ils s’y précipitent, les malheureux." Lors de la sortie, en 1965, du film de Gérard Oury, Le Corniaud, Michel Cournot, du Masque et la Plume, avait jugé que ce film "ne [valait] rien", ajoutant : "Un très petit acteur, de Funès, qui ne fait que des pitreries, un grand acteur, Bourvil, qui ne fait rien." "Le vomi du cinéma français se complaisant dans sa bassesse avec une satisfaction jubilarde", tranchait de son côté Georges Charensol.

On pourrait aussi mentionner le cas du chanteur Jean-Jacques Goldman, sur lequel Marine Le Pen avait fait quelques pas de danse sous l’œil des caméras, après sa défaite à l’élection présidentielle de 2017. En 1985, le magazine fondé par Jean-François Kahn L’Evénement du jeudi titrait pourtant "Jean-Jacques Goldman est vraiment nul". A de nombreuses reprises, le chanteur, qui caracole aujourd’hui en tête du classement des personnalités préférées des Français et bien que très discret, a reçu des marques de rejet. Au choix, le chanteur de gauche était "l’idole des minettes", "le roi du tube gentillet", le "BHL de la ritournelle", certains tançaient même une "esthétique du minet funky-chic". Peut-être est-ce cela, la culture "populaire" rêvée de certains conservateurs : celle qui appartient au passé.