"Les chômeurs sont acculés par un système nourri par des algorithmes et complètement déshumanisé"
Rim Chouchane, conseillère à France Travail dans le Loiret et déléguée régionale Solidaires SUD travail explique, de l’intérieur, le fonctionnement de l’expérimentation sur le RSA et la traduction concrète des mesures décidées par le gouvernement pour mettre la pression sur les demandeurs d’emploi.
Avez-vous un premier retour sur l’expérimentation du RSA sous conditions menée dans le Loiret ?
L’expérimentation est menée sur Montargis avec 690 personnes. Parmi elles, 246 sont dans une démarche de retrouver un emploi. 245 sont sur un parcours vraiment social avec des freins importants et pour lesquels l’emploi n’est pas envisageable de suite. Enfin, 199 personnes sont sur un parcours intermédiaire dit socio-professionnel. Ces bénéficiaires sont à la fois suivis par un conseiller France Travail et par une assistante sociale du conseil départemental. Ce sont des personnes qui rencontrent des freins à l’emploi, pour lesquels on peut envisager la réinsertion professionnelle. Par exemple, une personne qui n’a pas de moyen de locomotion, on va l’aider à faire une démarche de mobilité, passer son permis.
Comment se passe le partenariat avec le conseil départemental ?
Il n’y a aucune interconnexion des systèmes d’information entre le Conseil départemental et France Travail. Eux, ils continuent à travailler avec du papier alors que chez nous tout est dématérialisé. On a des expérimentations de notre système d’information qui est capable aujourd’hui de détecter des périodes de travail non déclarées et d’engager une sanction de radiation derrière sans qu’à aucun moment on puisse intervenir. Auparavant, on déclenchait une sanction manuelle.
Est-ce qu’il y a des premiers résultats de cette expérimentation en termes de retour à l’emploi ?
On nous a donné un taux de retour à l’emploi de 38 % sur l’expérimentation de Montargis. Il faut savoir qu’une personne qui a une mission d’intérim d’un mois est considérée comme ayant repris un emploi. On est beaucoup sur de la publicité autour de la démarche. On intègre 47 nouveaux départements mais les résultats de l’expérimentation ne seront connus qu’en juin 2024. On continue à expérimenter, à déployer, sans prendre le temps de vérifier au niveau des bénéficiaires du RSA si on arrive à faire les 15 heures d’activité.
Estimez-vous que les moyens nécessaires ont été alloués par France Travail pour suivre ce nouveau public ?
Dans le cadre de l’expérimentation, on arrive à humaniser aujourd’hui avec 50 personnes à suivre par conseiller. On les connaît, on crée une relation de confiance, on peut passer un coup de fil et trouver une solution s’il manque quelques heures. Ce ne sera plus possible d’intervenir sur le dossier si on en a 150 ou 200 à suivre, ce qui est la moyenne des portefeuilles de demandeurs d’emploi à France Travail. C’est la machine qui va le faire à notre place et là ça va être le drame. On le voit déjà avec toutes les agressions dans les agences. Les demandeurs d’emploi sont acculés par un système complètement déshumanisé. Il fait parler à la machine. C’est le désarroi aussi pour les conseillers. Il y a des situations de souffrance au travail, des conflits de valeur. Ça devient très compliqué.
Comment, dans ce contexte, parvenez-vous à conserver une dimension humaine à cette relation ?
Le profil du conseiller affecté au public du RSA, ce sont des collègues expérimentés. Ils vont essayer de donner du sens à cette règle des 15 heures d’activité. C’est comparable à ce qui se pratique déjà dans le cadre du Contrat d’engagement jeune (CEJ) : quand on voit que le jeune n’a pas rempli ses 20 heures réglementaires, on lui envoie par exemple un lien pour visionner une vidéo. Ça lui compte une ou deux heures supplémentaires. Comme ça, derrière, il n’y a pas de sanction.
Si le système détecte que les 20 heures ne sont pas faites, il peut déclencher une procédure de sanction. On en arrive à passer du temps pour alimenter le système avant d’accompagner les gens.
C’est ce que met en place France Travail. On travaille pour une machine, pas pour les usagers. Nous avons des outils hyper performants, on est dans des logiques d’algorithmes. La machine, on nous demande de l’alimenter avec un maximum d’informations.
Le durcissement à l’encontre des personnes qui touchent le RSA est donc en fait général...
Je peux donner l’exemple de la loi qui est passée pour les personnes qui refusent un CDI après un CDD : cette loi ne sera appliquée qu’en 2025 mais notre système d’information est déjà paramétré en conséquence. C’est déjà une donnée qui arrive à France Travail. On est dans une logique de contrôle, coercitive. Les indemnités chômage sont passées de 24 mois à 18 mois, on parle aujourd’hui de 14 mois. On a retiré 5 jours d’allocation par an : on ne paie plus sur 30 et 31 jours, mais toujours sur 30 jours. On va nous donner des indicateurs avec un nombre de contrôles, de radiations, de retour à l’emploi. On va nous donner des objectifs. France Travail c’est du pilotage par les chiffres. Nous, on freine des quatre fers.
Comment cette pression supplémentaire se traduit-elle dans les agences ?
C’est dur d’accueillir des personnes dans ce désespoir-là et de les motiver. Et nous, comme on représente aussi ce système, comment créer une relation de confiance ? Ça crée une ambiance hyper délétère.
La semaine dernière, j’ai un monsieur qui m’a dit : - Je vais faire ce qu’il y a à faire. S’il faut en arriver là, j’en arriverai là-. Je n’ai pas réussi à savoir s’il voulait se faire du mal à lui ou faire du mal à mes collègues.
C’est ce genre de discours qu’on entend de plus en plus et qui crée un climat anxiogène.
Pensez-vous que ça puisse déboucher sur de la violence ?
On a eu une attaque au couteau fin décembre à Saint-Pierre-des-Corps (Indre-et-Loire), d’un monsieur qui avait été radié alors qu’il n’aurait pas dû l’être. On ne tient pas compte de la situation personnelle mais d’un système qui a enregistré qu’il n’était pas venu à une convocation. On n’a pas cherché à savoir pourquoi. Donc radié.
C’est la traduction concrète de la vision des chômeurs que diffuse le gouvernement : ceux qui ne travaillent pas, c’est qu’ils le veulent bien, ils sont responsables de leur situation. Sans prendre en compte les situations personnelles, les accidents de vie qui peuvent nous arriver à tous. Ce n’est pas linéaire, pas binaire. Mais ça, les politiques ne veulent pas l’entendre, ils restent sur leur logique de chiffre : on doit atteindre le taux de 5 % de chômeurs. Point.
Observez-vous des demandeurs d’emploi et des bénéficiaires de minimas sociaux qui profitent du système ?
Il ne faut pas être naïf, comme dans tout système, il y a des abus. Il y a des personnes qui n’ont pas envie de travailler. Mais ce n’est pas la majorité et on ne peut pas faire une politique axée sur cette minorité. Le débat pourrait porter sur une politique de revenu universel. Il y a des personnes sans emploi depuis dix ans et qui parfois ne sont pas faites pour le travail. Et puis il y a la situation de mères isolées avec plusieurs enfants à charge. Avec le RSA, elles peuvent cumuler 1.400 euros d’aides. Si elles vont travailler, elles perdent tout : la cantine, les APL... Elles se retrouvent dans une situation de grande précarité.
On vous sent en colère. De votre point de vue, la situation peut-elle empirer et se durcir ?
On se demande si de conseillers on ne va pas devenir des contrôleurs à l’emploi. Le Premier ministre Gabriel Attal annonce 1,5 million de contrôles supplémentaires.
C’est près d’un demandeur sur trois que nous allons devoir contrôler, ça pose aussi question sur le sens de notre mission.
Si on contrôle, on ne conseille pas. On voit aussi qu’ils veulent supprimer l’ASS, c’est-à-dire l’allocation des chômeurs en fin de droits, en basculant tout le monde vers le RSA : c’est pour leur imposer ces 15 heures d’activité aussi. En sachant que l’ASS permettait aux gens de cotiser pour leur retraite, ce n’est pas le cas pour le RSA. Tous ces effets d’annonce ne sont pas anodins. Le contrôle, la fin de l’ASS, le refus d’un CDI qui est considéré comme une démission : c’est pour mettre dans la tête des gens qu’il faut qu’ils prennent n’importe quel emploi. En clair, soit vous allez travailler, soit vous allez vous retrouver dans une misère noire.
Propos recueillis par Julien Rapegno