"C'est la Segpa qui m'a sauvé" : rencontre avec Julien, l'épicier d'Aubusson
C’est un peu l’itinéraire d’un enfant pas vraiment gâté. Des problèmes à la maison, une école qu’il n’aime pas, une enfance compliquée, dit-il. Il faudra attendre le collège pour que les bonnes fées arrivent enfin. Et ne le quittent pas. Rencontre avec Julien Pilak, derrière son comptoir à l’Épicerie d’Aubusson.
Derrière son comptoir, il donne l’impression tranquille d’être là depuis toujours. À sa place. Enfin trouvée quand tout ne partait pas si bien sur le chemin de la vie. Derrière son comptoir, Julien Pilak sourit. Se sert un café. Embrasse deux mamies qui l’adorent et qui passent le voir quasiment tous les jours. La bise est pleine d'une sincère tendresse : « J’adore les personnes âgées », dit le jeune homme de 28 ans. Et elles le lui rendent bien. Et elles ne sont pas les seules. Il sourit. Toujours. Modeste.
Oui, ici, au milieu de ses bocaux, de ses cagettes, de tous ses produits frais, dans cette épicerie où le beau, le bon et le vrac se partagent les rayons, pas loin de la maie de famille remplie de farine, tout près de sa sœur – enfin l’une de ses sœurs venue lui filer un coup de main ce jour-là – ce grand jeune homme est à sa place. Finie la bougeotte pour l’ancien petit garçon à l’enfance turbulente?? Peut-être bien. L’écolier de Gouzon se serait-il vu arriver là?? Assurément, non.
"Déjà, quand j’étais petit, je n’aimais pas l’école. Et dès le CP, j’ai eu du mal à suivre. À la maison, il y avait quelques problèmes familiaux. Bref, on peut dire que j’ai eu une enfance compliquée et que j’avais des difficultés à suivre en classe. J’étais turbulent, j’avais pas mal de problèmes de concentration, j’étais largué. Ma mère avait entendu parler de la section Segpa à Châtelus et j’y suis allé dès la 6e."
Car non, ne comptez pas sur Julien pour renier son passage en Segpa. Elle l’a « sauvé », dit-il encore aujourd’hui. « J’étais bien entouré, on était beaucoup moins nombreux dans la classe, on m’accordait plus d’attention et j’en avais besoin. On était douze ou treize dans la classe et les profs avaient le temps de nous réexpliquer trois, quatre fois ce qu’on ne comprenait pas. Au collège, d’un seul coup, je me retrouvais avec des notes autour de 14 et forcément, on se sent beaucoup mieux. »
C'est en Segpa qu'il a trouvé sa voieSurtout, il y a ces ateliers, six heures par semaine à partir de la 4e, se souvient-il encore : cuisine-couture et bâtiment.
« En 3e, on devait choisir l’un des deux pour se spécialiser. Moi, j’ai choisi cuisine-couture. C’était super, on allait à tour de rôle dans la cuisine de l’établissement avec la cheffe Élodie. On travaillait de très bons produits pour la cantine. »
En 3e, Julien avait déjà trouvé sa voie. Son double CAP cuisine et restauration, il va le passer en alternance, entre le lycée Delphine-Gay de Bourganeuf et le restaurant du Lion d’or à Gouzon. « Après, j’ai fait mon brevet professionnel au Coq d’or de Chénérailles. »Et c’est ici que ses futurs employeurs viendront le chercher. « M. et Mme Kaulek étaient clients et ils m’ont parlé de leur projet à Aubusson un an avant l’ouverture. Ça m’a intéressé. » Au restaurant de La Terrade, dans le petit quartier du même nom, Julien se retrouve très vite responsable de l’établissement :
"Je gérais un peu tout, cela a été très formateur. C’était formidable. Et j’ai appris à connaître les Aubussonnais, des gens très gentils. Je me suis très bien intégré ici."
Après cinq ans à La Terrade, il embraye alors sur une autre expérience, avec toujours les mêmes patrons quand ceux-ci rachètent le bar du Commerce à deux pas de là. Sauf que…
"C’était juste la fin du Covid quand on a ouvert. C’était particulier. Quand on se retrouve du jour au lendemain dans son jardin pendant le confinement, ça fait réfléchir. Et le Covid m’avait fait un peu changer. J’avais envie de retrouver du temps pour moi… Bon, j’en ai pas aujourd’hui (il rit), mais ce sont mes projets que je mène."
Du jour au lendemain, Julien « quitte tout, d’un coup, sans savoir ce que j’allais faire. Je savais juste que je voulais prendre du temps pour moi. Avec mon compagnon, on avait acheté la chapelle Saint-Jean à Aubusson, où il y avait énormément de travaux. Moi, j’adore les bâtiments, j’adore être esclave de ma maison. Si j’avais les moyens, je m’achèterais un château. Alors, comme je pensais plus ou moins me lancer dans la brocante à ce moment-là, je me disais que la chapelle serait un bon endroit ».
Elle ne servira finalement pas à ça. Pas plus que Julien ne se lancera brocanteur. Car si, toujours avec son compagnon, il a aussi acheté la maison qui jouxte la chapelle pour en faire un gîte de grande capacité, si la chapelle devrait, elle, accueillir des expos et des concerts, c’est encore une connaissance qui est venue le chercher pour le mener là où il est aujourd’hui.
"En ville, on passe beaucoup de temps, entre commerçants, à discuter. Un jour, je croise Mme Fidanzi qui me demande si je peux la remplacer pendant un mois à L’Épicerie alors qu’elle prend ses vacances. J’ai bien aimé, j’ai trouvé ça super sympa. Alors, je l’ai remplacée d’autres fois. Et puis un jour, elle me dit : “Il me reste un an avant de prendre ma retraite, ça t’intéresserait de reprendre ?”. J’ai réfléchi pendant toute une année. Est-ce que c’était une bonne ou une mauvaise idée ? Et puis finalement, je me suis lancé."
L’Épicerie d’Aubusson a officiellement changé de propriétaire le 1er décembre dernier.
Et depuis ? « J’adore », dit Julien dans un large sourire. À sa place. À cette place qu’il n’aurait sans doute pas eue s’il n’était pas passé par une Segpa.
"Si j’avais été au collège avec 35 ou 40 élèves par classe, je n’aurais déjà pas eu l’attention qu’on m’a accordée. Ça aurait été beaucoup plus compliqué pour moi."
Derrière son comptoir, le jeune homme de 28 ans a acquis depuis longtemps cette maturité qui l’a toujours fait rêver.
Heureux d’avoir sauté le pas. « Il faut oser, lâche-t-il en guise de conseils. Se lancer. Moi, j’ai été bien entouré pour le faire, notamment par ma conseillère financière à la banque : formidable ! On n’est pas seuls. » Les bonnes fées ont tardé, oui, mais elles ne semblent pas prêtes à le quitter. La force, sans doute, de ce sourire tranquille.
Séverine PerrierPhotos : Bruno Barlier