Européennes : dans le Cantal, les voix des abstentionnistes

L’abstention, premier parti de France ? Dans le Cantal comme ailleurs, les élections européennes peinent à passionner les foules. Pour donner la parole à ceux qui ne voteront pas le 9 juin, on a sillonné le département d’Aurillac à Landeyrat, commune où le taux de participation était le plus faible (37,6 %) lors du scrutin précédent. Reportage.

Ils ont voix au chapitre mais préfèrent se passer de glisser leur bulletin dans l’urne. « C’est bonnet blanc et blanc bonnet », formule Marie-Thérèse, 79 ans, quand on lui demande pourquoi elle n’ira pas voter le 9 juin aux élections européennes.

Abstentionniste assumée, cette Aurillacoise « de toujours » se désintéresse de la vie publique et « l’avoue franchement ». Sur le marché de son quartier, au bas de l’avenue des Prades, où le nombre de stands n’excède pas deux – un vendeur de bourriols à gauche et une marchande de légumes à droite –, Marie-Thérèse n’a pas du tout envie de parler politique. Elle évoque « la complexité » de la chose, tacle « les médias qui nous bourrent le mou ». Et suppose que « ça doit déteindre », vu que ses trois enfants n’entreront probablement pas non plus dans l’isoloir. « Lorsqu’ils viennent à la maison, c’est l’un des deux sujets que nous n’abordons pas », glisse cette ancienne secrétaire d’établissement scolaire. « Avec la religion. Je préfère qu’on évite les tensions… »

En 2019, date des dernières élections européennes, l’abstention avait atteint 49,88 % en France. Le record absolu, culminant à 66,72 %, est plus récent encore : il avait été établi au premier tour des régionales 2021. Pour tenter de cerner ce phénomène, qui se renforce scrutin après scrutin, nous avons donné la parole aux abstentionnistes en partant à leur rencontre, d’Aurillac à Landeyrat, la commune cantalienne où le taux de participation des européennes 2019 était le plus faible du département : 37,6 %, soit 38 votants sur 101 inscrits.

Photo Jérémie Fulleringer.

Sur la route de l’abstention, premier stop à Murat, où s’empilent déjà les affiches de campagne des candidats à Strasbourg. Ici, Raphaël Glucksmann (Parti socialiste - Place publique) a été recouvert par Marion Maréchal (Reconquête). Là-bas, Manon Aubry (La France insoumise) partage le panneau d’affichage libre avec Jordan Bardella (Rassemblement national). Son slogan, « Vivement le 9 juin ! », ne fait ni chaud ni froid à Mathias, 28 ans, qui sait pertinemment qu’il n’ira pas voter ce jour-là. « Je ne serai pas là, j’irai au Pal », vers Moulins, explique cet Orléanais de 28 ans, toujours inscrit dans le bureau de ses parents, en Touraine. Venu profiter des chemins de randonnée auvergnats, qu’il sillonne en louant des gîtes, Mathias n’a pas chamboulé son programme, contrairement à d’autres. « J’ai des amis plus politisés qui veulent rentrer pour voter. » Il n’a pas non plus préparé de procuration et ça exaspère Pascal, 62 ans, assis sur son banc public muratais, qui énonce une maxime vieille comme la démocratie représentative : « On ne peut se permettre de gueuler qu’à partir du moment où l’on va voter ! »

Mathias, 28 ans, n'ira pas voter, la faute à un voyage prévu de longue date. Photo Jérémie Fulleringer.

Luxuriants de verdure, sublimés par des troupeaux de vaches à la pâture, les paysages cantaliens défilent dans le rétro, où l’on repère deux pêcheurs attendant calmement que « la carpe, ou tout ce qui vient », veuille bien mordre dans l’étang de Saint-Saturnin, au bord de la Santoire. Alexis, habitant de Marchastel, et Richard, de Condat, aimeraient pouvoir voter pour « autre chose que du vent ». Mais en attendant, ils s’abstiennent.

Photo Jérémie Fulleringer.

« Je n’ai jamais voté de ma vie », lance Alexis, 45 ans, saisonnier au Lioran et gérant d’un gîte rural éco-responsable. « Enfin si, aux dernières présidentielles », se reprend-il. Alexis avait alors choisi Philippe Poutou (Nouveau parti anticapitaliste), puis avait fait barrage à Marine Le Pen (Rassemblement national) au second tour. Désabusé, il ne retournera pas aux urnes de sitôt. « On n’a pas confiance en eux. En aucun », ajoute celui qui se sent davantage « citoyen du monde » que citoyen français. Il rêve de vivre dans un monde « sans frontière, sans argent, sans business » et réfléchit à partir s’installer au Panama, paradis fiscal d’où sa compagne est originaire. « La politique y est encore pire, dépeint-il. C’est un peu comme chez nous… sauf que là-bas, on sait qu’ils volent. Ici, apparemment, ils ne volent pas », dit-il l’air d’en douter. « Au Panama, il n’y a pas d’impôts. Tu travailles, c’est pour toi. Et les gens sont gentils. C’est un autre monde. »

Son ami Richard, 54 ans, conducteur de cars scolaires, n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi la différence de rémunération entre les métiers manuels et intellectuels est telle. Lui participe plus fréquemment aux échéances électorales, mais ne prendra pas la peine de se déplacer le 9 juin. « Je passe mon temps à voter contre quelque chose plutôt que pour quelque chose, soupire-t-il. Ce serait intéressant de pouvoir voter pour des idées, pas contre un parti. »

Photo Jérémie Fulleringer.

La route s’élève et le massif du Cézallier se précise. Landeyrat, une centaine d’âmes à 1.100 mètres d’altitude. Beau à tomber, le coin se situe dans le triangle d’or des fromages d’Auvergne : c’est l’une des rares communes pouvant prétendre aux cinq AOP (cantal, salers, bleu, fourme d’ambert et surtout, saint-nectaire).

Photo Jérémie Fulleringer. 

Malgré ça, nombre d’éleveurs laitiers se sont convertis à l’allaitant, selon Ludovic, 30 ans. Cet agriculteur, comme tant d’autres, perçoit des aides européennes de la politique agricole commune (Pac). « Sans ? On ne pourrait pas », répond-il en montant 60 vaches laitières brunes en estive. « Nous ne sommes pas assez autonomes pour ne pas prétendre à ces aides. » En 2022, le Cantal était le troisième département de France à toucher le plus de subventions de la Pac. Alors, Ludovic, lucide, ira bien voter le 9 juin, comme il l’avait fait au premier tour des régionales 2015 : ce jour-là, pour pester contre l’invasion des rats taupiers qui saccageaient les prairies, ses confrères et lui avaient pris un bulletin blanc sur lequel ils avaient gribouillé huit lettres. « Rat-le-bol. » Résultat, 48 bulletins considérés comme nuls sur un total de 57 votes. « Ici, c’est le paradis pour tout le monde », s’émerveille Ludovic en regardant ses brunes s’éparpiller sur leur montagne, qui offre un panorama à couper le souffle. « Le paradis pour les vaches et le paradis pour nous. »

Le ras-le-bol, le vrai, se sent chez d’autres agriculteurs de Landeyrat. Il suffit de s’appuyer quelques minutes contre une barrière de contention pour discuter avec Gérard, en activité depuis trente ans, qui s’apprête également à monter son troupeau de salers à l’estive.

« Ça ne nous intéresse pas. C’est tous des guignols. »

Il n’ira pas voter aux européennes. Son frère, Christian, venu lui donner un coup de main pour l’après-midi, fulmine. « Il n’y a rien qui va. Je devais partir à la retraite, mais j’ai pris deux ans dans la vue. Je cotise depuis l’âge de 17 ans ! Le chômage, je ne connais pas. » Âgé de 60 ans « et des brouettes », Christian devra attendre ses 62 ans, à cause de la réforme promulguée par Emmanuel Macron.

En s’avançant vers la stabulation de Romain, 24 ans, en Gaec avec son père, on dépasse une pancarte vissée sur le bâtiment agricole. Celle-ci stipule que l’Union européenne a cofinancé son agrandissement « dans le cadre du Fonds européen pour le développement rural » (Feader). « À 40 % », précise l’éleveur de red holstein, fabriquant son propre saint-nectaire. Pour traire ses vaches, Romain se lève à 4 heures tous les matins. Absorbé par le travail et ces journées qui n’en terminent jamais, il n’ira pas voter aux européennes. « C’est vraiment le dernier de mes problèmes. Ça ne m’intéresse pas du tout. Où qu’on aille, l’un ne vaut pas mieux que l’autre », juge-t-il en concédant ne pas savoir qui se présente. Jordan Bardella ? Il voit qui c’est. Valérie Hayer ? « Ça ne me dit rien », glisse-t-il au sujet de la candidate du président de la République. « Alors lui… Moins je le vois, mieux je me porte. »

Photo Jérémie Fulleringer.

Romain Blanc

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